Fahrt endet hier (la course se termine ici)
En face de moi, Natascha boit un fanta-coca, mélange aussi improbable que ses folles idées créatrices. À droite, deux hommes d’un certain âge jouent au backgammon. À gauche, le bar et sa population de solitaires singuliers. Origine: inconnue. Style vestimentaire: indéfini. Confession: on s’en bat les steaks, comme pour le reste d’ailleurs.
C’est une page de Berlin, où l’on passe son temps sans considération aucune pour l’avis du reste du monde ou pour ledit temps qui passe. Le temps d’ailleurs, ça n’existe pas, d’après Natascha. Une variable relative? Peut-être. Mon regard passe du backgammon, à « Das Ende » en passant par le fanta-coca de Natascha. Je suis aux prises avec l’improbable.
À chaque fois que je visite Berlin, des aventures faramineuses me tombent sur la tête, pour mon plus grand plaisir bien sûr, mais parfois aussi pour sérieusement tester mes limites. Et à chaque retour, je me sens plus attirée, mais je ne saurais dire s’il s’agit de son côté obscur, léger, ou du parfait équilibre entre ces deux choses. Je suis incapable de définir si Berlin sucerait mon énergie jusqu’à l’os ou si au contraire, elle me donnerait les ailes et la stabilité nécessaires au milieu de mes pairs artistes, bizarroïdes, affirmés: ma grande famille hors-normes.
Avec Natascha, les silences sont agréables, sensibles: l’artiste est observateur et l’observation prend du temps (si tant est qu’il existe). Les sujets, lancés entre deux coups de dés, pourraient êtres ceux des types d’à côté comme les nôtres (les sujets, mais les dés aussi). Rien n’importe, vraiment. On prend ce qu’on a et on en fait quelque chose de bien, ne serait-ce que pour passer ce temps (qui n’existe même pas).
C’est d’ailleurs Natascha qui m’a invoquée à Berlin. Et quand Berlin m’invoque, je ne résiste pas. Je me suis donc laissée guider par son quotidien, comme à mon habitude, à travers les ruelles et les parcs de Neukölln. Je l’ai assistée dans sa chasse à l’improbable (des fleurs, des feuilles? de petites traces de sa ville à incorporer dans ses oeuvres).
De retour à la maison, chauffée au poêle (un rituel quotidien), j’ai parcouru ses petites merveilles de diapositives d’un autre temps. Elles attendaient patiemment d’être chinées par Natascha, personne la plus à même de leur conférer une nouvelle vie brillante.
L’univers de Natascha est comme un hospice pour moi. Mes cicatrices y sont pansées par tout le soleil et la curiosité qu’elle y laisse entrer. Dehors par contre, c’est la jungle: Berlin ne pardonne rien, mais c’est certainement aussi pour ça que je l’aime. Quand les conditions sont dures, il faut garder le contrôle; on apprend la maîtrise de soi. On part surfer au bord du possible, on coule à pic, on frôle le fond et on remonte avec, désormais, une meilleure connaissance de ses limites.
Berlin est une professionnelle dans ce domaine: elle pose toujours sur ma route des gens un peu fous. Elle me teste.
Cette année, j’y ai retrouvé un très vieil ami, un jeune homme que j’avais rencontré à Kuala Lumpur en 2010. Je n’ai d’ailleurs jamais écrit son histoire (et je corrigerai cette erreur un jour, quand je n’aurai plus de réserves quant à mon auto-censure).
Bref, lorsque mon ami d’antan m’a dit « Viens, je vais te montrer le bar que je préfère » notre route nous a menés tout droit ici, à la Taqueria Florian. Une ellipse en temps réel, de celles qui paraissent si naturelles qu’elles se glissent tranquillement dans ta conscience sans t’y surprendre.
À la Taqueria, les personnages étaient différents mais la scène n’avait pas bougé, si ce n’est pour quelques accessoires. Pas de backgammon aujourd’hui. Pas de bouquins non plus. Juste lui, moi, deux amarettos sour (il fallait bien fêter?) et…
Comme tu as changé. Je ne peux pas te le dire, car je crois qu’à l’instant, je ne le saisis pas encore tout à fait. Tu me répètes que tu es amoureux de Berlin. Tu me dis que c’est génial, que tout le monde s’en fout de tout ici. Que le temps s’y arrête. Mais y a-t-il seulement un temps? Tes yeux brillent. Je connais déjà tout ça trop bien.
Vois-tu, je savais exactement comment les choses allaient se dérouler, et ce à la seconde même où j’ai découvert que tu étais ici, au même endroit que moi. Et à la minute près, tout s’est passé exactement comme je l’avais prédit.
J’ai pris la clef que j’attendais que tu me tendes. Je t’ai amené cette tulipe, aussi blanche que le blanc détonnant de tes yeux. J’ai attendu que tu prennes ma main, comme si c’était normal. Je me suis baladée accrochée à ton bras à travers tout Berlin. Et puis je suis rentrée, un peu pompette ma foi, avec toi.
Toi à Berlin? Quelle coïncidence, avec les étendues qui nous séparent. Je dois t’avouer que j’ai attendu ce moment avec une grande curiosité. Il m’a traversé l’esprit plus d’une fois depuis notre première rencontre, il y a cinq ans. J’ai toujours su que ça se reproduirait.
Non, ne crois pas que j’étais anxieuse, ou alors que tu me manquais, rien de tel! C’était la curiosité. C’étaient les ombres de tes lumières qui m’intriguaient toujours un peu, si similaires aux miennes. C’étaient nos drôles d’énergies, qui se nourrissent l’une de l’autre. Nous sommes deux satellites tournant en sens inverse. On se croise une fois, et puis qui sait.
Et donc aujourd’hui, tu m’amènes là, à la Taqueria Florian; là où tout est pareil qu’hier donc, mais en différent. J’y retrouve une drôle de sensation, bien antérieure à toi: celle d’avoir basculé dans une autre dimension. Je ne suis plus certaine que ce que je perçois soit bien réel. Tu as tellement changé. Et j’avoue, c’est la seule chose à laquelle je ne m’attendais pas.
Nous sommes le dernier jour de l’an: le 31 décembre 2015. Je vais devoir passer la soirée avec toi alors que tu es tant obsédé par tout ce qui t’entoure que tu m’en oublies un peu. Et je ne te demanderai certainement pas le contraire: fais tout ce qui te fait plaisir, mon ami. Cette nuit c’est la tienne, parce que tu en meurs d’envie, parce que tu viens de loin. Parce que ce n’est pas tous les jours que l’on se retrouve à Berlin.
Alors tu me traînes à la Porte de Brandenburg et, comme je l’avais si bien prédit, tout y est vraiment nul à part les bratwurst (la saucisse allemande? une valeur sûre). À 23h15, tu poses un regard dépité et prolongé sur ma face et tu me lances un « Bon, on saute dans un taxi et on va où tu voulais aller. » Ouf, s’il y a bien une chose pour laquelle je t’apprécie comme hier, c’est ton sens de l’aventure.
Nous arrivons au Görlitzer Park à 23h35. Natascha m’a dit que c’est ici que ça se passe, quelque part sur une colline. Et quand Natascha me dit un truc, je ne questionne pas.
Mais on s’y prend un peu mal. Dès que l’on tente une entrée dans le parc, on se fait héler par une troupe de types louches un peu trop enthousiastes: alors on revient illico sur nos pas.
Bon, quoi? Un petit whisky en attendant (le whisky, c’est comme la saucisse). Et là, le coup de génie! On se faufile derrière un couple furtif qui visiblement porte des feux d’artifice. Leurs pas feutrés et rapides, dans l’obscurité, nous mènent là-haut, derrière la colline, au milieu des gens qui s’émerveillent des petites choses de la vie. Je me sens chez moi, malgré toi, malgré nous.
Natascha débarque pile poil sur le coup de minuit, en cerise sur le gâteau. Dans mon scénario, je l’attendais plutôt à la Taqueria Florian; mais en actrice chevronnée, elle a pris la liberté de m’apparaître là, au milieu des pétards et des lumières.
Natascha (ce mirage!) repart et je suis à nouveau seule avec toi. On va faire comme en l’an 2010: on va aller danser? Tu vas jeter des regards noirs à ceux qui me matent un peu trop? Te placer diplomatiquement entre eux et moi? Tu vas t’assurer que tout va bien, que je me sens bien, et que j’ai toute la place du monde pour danser autour de toi?
Encore une erreur dans mon scénario. Je perds les pédales. Je m’ennuie, tu t’ennuies. Tu décides de partir. Je décide de rester et je me retrouve seule (pour la première fois de ma vie!) dans un club. Et je me sens complètement paumée.
Je ne dure pas plus de trente minutes: je prends mon manteau et déguerpis sans demander mon reste.
Je saute alors dans la nuit berlinoise, fraîche, agréable… et solitaire. C’est Natascha qui m’a appris à marcher à Berlin dans la nuit, alors je me lance aussi, pour la première fois.
Comment conclure cette année? Ou plutôt comment la commencer? En m’enfuyant, puisque c’est ma spécialité. Je saute donc dans le premier avion du premier jour de l’an et je pars me réfugier, ailleurs.
Berlin est d’une rare intensité, et je ne peux la prendre que par petites doses. J’avoue, j’aimerais y développer une résistance cela dit. Mais pas pour l’instant, car je me concentre sur le début d’un nouveau chapitre de ma vie. Je fuis toujours oui, mais vers l’avant.
Fahrt endet hier. Fin de la course.
Par Corinne Stoppelli
Je suis Corinne, un petit oiseau libre. Sans domicile fixe depuis 2010, je sillonne la planète à la recherche d'inspiration et de points de vue différents. Sur Vie Nomade, je partage mon regard sur le monde, le temps et le changement, d'une plume sincère et d'un objectif curieux et ouvert. En savoir plus?
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(6 commentaires)
Quel bel article, toujours aussi beau :D
Bonne journée, Violaine.
Merci <3
Très bel article, j’ai vraiment adoré la deuxième partie, où tu emplois la deuxième personne du singulier. J’étais embarquée avec toi, totalement envoûtée par tes mots. À quand le récit de cette première rencontre ? Je l’attends avec impatience.
Merci Julie! Pour le commencement, ahhh, peut-être que je vais le glisser dans un roman :D
Magnifique texte! J´ai vécu 3 ans à Berlin et je n´ai jamais connu une autre ville capable de donner autant d´énergie et d´en prendre autant à la fois. Berlin me hâpe, me subjugue, me dépasse, me transporte…absolument unique en son genre.
Merci Emi :) J’ai trouvé cette curieuse énergie dans d’autres villes, mais elle reste comme un exemple, la mère de toute l’énergie :p