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Je suis Zaventem: dans le premier vol, après les attentats

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Je suis de ceux qui prendront l’un des premiers vols au départ de Zaventem. Et c’est un peu chaotique, comme je m’y attendais. Mon train ne se rendra pas jusqu’à l’aéroport, la station étant encore fermée.

Il faudra donc que je saute dans une navette, ou alors que je traverse le village à pied jusqu’à atteindre le terminal. Comme souvent, je prends l’option deux: la marche, mon amie! Ma bouffée de voyage lent au coeur d’un voyage bien trop exalté, faute de mieux.

Je n’ai fait que me le répéter ces derniers jours: le voyage libre (sans projets, sans durée) me manque. Durant cette période de transition un peu difficile (une reconversion professionnelle, dont je vous parlerai à l’occasion d’un prochain billet) il m’arrive de me sentir écrasée par la nécessité de tenir un calendrier, de voyager à la minute, en quelque sorte. Mais que faire? Je ne vais certainement pas m’arrêter. Demanderiez-vous à un pianiste dépassé d’arrêter de jouer? À une cavalière affairée de ne plus monter? Sans vivre notre passion, nous nous éteindrions. Alors je continue de prendre quelques shoots de voyage là où je peux.

Je m’apprête donc à quitter la Belgique, depuis la Gare du Midi. J’ai encore du temps et j’en profite pour vagabonder avec une nouvelle amie. À l’entrée de la gare, il y a toujours les fourgons blindés. Le portique été plus ou moins barricadé afin de définir deux sens de circulation distincts. Certaines stations semblent encore fermées et je me demande si j’arriverai à bon port sans encombres.

Traverser Bruxelles, ces derniers jours? C’était particulier. Mais la ville a continué de vivre. À mon passage dans ses quartiers et ses tramways, pas d’inquiétude. La présence policière est certes une piqûre de rappel en boucle de ce qu’il s’est produit, mais de mon côté, j’ai l’impression de vivre un moment surréaliste, une fantaisie. J’ai l’impression d’avoir regardé un film et de me retrouver dans son décor. Décontenancée, je flotte entre ce qui a été, ce qui n’est pas et ce qui pourrait encore être.

Ferme Maximilien à Bruxelles

Ferme Maximilien, en plein coeur de Bruxelles

À l’heure de quitter la ville, je me pose dans un troquet de quartier pour parler de la vie, du voyage. Mon amie n’a plus de change, alors je lui offre son café, mais ça la gêne. Elle m’explique que ça la met mal à l’aise. Mais non voyons. C’est un plaisir! Je me dis pourtant qu’à sa place, je me sentirais tout aussi mal à l’aise.
Voilà, moi aussi je déteste demander de l’aide, ou que l’on me rende un service alors qu’au fond, si j’en avais les moyens, je pourrais payer des coups à toute la planète. Son approbation corrobore mes dires: notre approche n’est pas normale. J’essaie de me soigner depuis des années et j’entraperçois un léger progrès, mais j’en suis encore loin.
Ce qui nous pousse à ne pas accepter l’aide des autres? Je ne sais pas. Peut-être un sentiment de fierté, peut-être un attachement à une condition de vie difficile, peut-être une éducation étrange? Qui sait, au fond, pour quelle(s) raison(s)? Mais il faut déjà partir et l’on n’a pas vraiment l’opportunité d’en discuter plus longtemps.

On se sépare et je saute dans mon train qui s’arrête, comme prévu, au village de Zaventem. Je suis complètement perdue, il n’y a pas de signalétique provisoire. Je hèle alors l’autre personne qui tire des roulettes sur le quai, un monsieur aux cheveux blancs à l’air bien rangé, avec sa mallette attachée à sa valise, façon business class.

– Excusez-moi, vous allez à l’aéroport?
– Non, mais je me rends dans sa direction.

C’est ainsi que, d’un mutuel accord muet, nous ferons un bout de chemin ensemble. Il me questionne sur mon vol et semble surpris qu’il puisse avoir lieu. On se met à parler d’avions. Forcément! Il travaille dans le secteur, côté cargos. Et moi… Moi, vous le savez déjà, ma vie a parfois aussi l’allure de celle d’un cargo. Et puis il me dit…

– Moi, je n’aime pas voler. Je n’aime pas les aéroports. À l’aéroport, j’ai l’impression que les gens se sentent tous importants, parce qu’ils ont un vol à prendre. Mais nous avons tous un vol à prendre, aujourd’hui! Ce n’est plus un privilège depuis longtemps.

C’est curieux, je n’y avais jamais pensé, et pourtant je ne peux que le constater. Je me souviens très bien d’avoir vécu ce sentiment de privilège, mais je crois l’avoir perdu depuis belle lurette. Je le ressentais lors de mes premiers vols effectués pour des raisons professionnelles, peut-être parce que j’allais à quelque part de sérieux, que j’avais une mission précise à accomplir dans un délai de temps restreint, qui sait? Que je puisse voyager pour mon travail était l’une de mes réussites les plus probantes. Il y avait peut-être bien de quoi se sentir fier? Et puis, à un moment indéterminé, tout est redevenu normal et je ne suis désormais plus qu’une passagère parmi d’autres.

Au bord d’un passage piéton à Zaventem, après environ dix minutes de marche à discutailler de tout et de rien, l’inconnu prend un petit temps de pause:
– Voilà, mon bureau est ici. Pour vous rendre à l’aéroport, vous avancez jusqu’au pont, puis vous prenez à droite et vous continuez tout droit. Vous pouvez marcher, mais si vous voulez, je vous dépose volontiers.
– Merci beaucoup, c’est très gentil, mais je vais marcher!

Je suis touchée par la gentillesse de l’inconnu, mais je me dis que ce n’est pas la peine de le déranger pour une dizaine de minutes de marche. Alors nous nous saluons et je suis les directions reçues à la lettre.

Quelle route étrange! Je ne suis pas sûre d’avoir pris la bonne bretelle et le trottoir est barricadé de partout. Je dois être la seule à vouloir passer par ici à pied. Et pour couronner le tout, l’averse de ma vie me tombe sur la tête. J’ai peur de rater mon vol, car je suis déjà (mais décemment) en retard.
Que je dois avoir l’air misérable, à tenir mon chapeau d’une main, ma valise de l’autre, dégoulinante sur le bord de cette semi-autoroute à moitié déserte. Un signe que j’aurais dû accepter l’aide de ce bienveillant inconnu. Voilà qui m’apprendra! La vie ne donne pas vraiment de réponses directes à nos interrogations, mais elle semble parfois indiquer des directions assez claires, quelle qu’en soit leur portée.

À Zaventem, les militaires et la police sont partout. Je suis curieuse de ce que je vais y trouver, en lieu et place de la catastrophe. Voilà: un hall-tente qui fait penser à une grande cantine a été dressé pour un contrôle préliminaire des bagages. J’y passe un premier scanner.
Une deuxième tente fait office de hall d’entrée, avec de grands panneaux où tout un chacun peut laisser un témoignage. Les passagers s’arrêtent, en silence, et passent quelques minutes à lire les inscriptions (dans toutes les langues) qui les ornent.
Après ce temps de recueillement, il faut grimper un escalier en colimaçon infini pour enfin atteindre le terminal, quasiment vide. Seulement quelques postes de contrôle sont ouverts.

Aéroport Zaventem, Bruxelles

À la porte 48, le vol annoncé pour Zürich aura lieu. Nous ne sommes peut-être qu’une vingtaine à monter dans l’avion. Pourquoi sommes-nous si peu nombreux? Mauvaise gestion? Décision stratégique? Annulations pour cause de deuil? La peur? Des pressentiments?

L’aéroport a doucement recommencé à vivre, lui aussi, avec ses passants de tous horizons. Mais l’humeur ici n’est certainement pas aux remises en question de petite échelle: chacun d’entre nous s’est glissé, comme un figurant, dans la peau d’une personne présente le jour de l’horreur.

Aujourd’hui, il flotte à Zaventem un air de reconnaissance et de respect:
– envers ceux qui sont revenus travailler à leur poste
– envers ceux qui gardent les lieux, qui nous maintiennent en sécurité
– envers ceux qui, blessés, ou traumatisés, ont dû reprendre leurs vols
– envers tous ceux qui, de près ou de loin, ont été touchés par l’horreur
– envers nous tous, spectateurs d’un présent indécis et difficile

Nous ne sommes pas beaucoup à Zaventem aujourd’hui. J’ai donc tout le loisir d’observer le monde qui m’entoure. Non, je ne perçois le sentiment de privilège sur aucun des visages des passagers du 06.04. Plutôt une puissante humilité? Quelle chance nous avons, nous, d’être ici, de respirer et d’avancer! Cette reconnaissance et ce respect pourraient-ils être une étincelle pour avancer vers un monde meilleur?

Aéroport Zaventem, Bruxelles

On se fait confiance.

Je me suis rendue à Bruxelles dans le cadre du Salon des Blogueurs Voyage, et j’y ai gracieusement été hébergée par l’hôtel Pullman Brussels Centre Midi. Merci à eux et à l’Office de Tourisme de Belgique pour avoir rendu possible cette escapade et cet article.

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Par Corinne Stoppelli

Je suis Corinne, un petit oiseau libre. Sans domicile fixe depuis 2010, je sillonne la planète à la recherche d'inspiration et de points de vue différents. Sur Vie Nomade, je partage mon regard sur le monde, le temps et le changement, d'une plume sincère et d'un objectif curieux et ouvert. En savoir plus?

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(6 commentaires)

  1. Mrs O. dit :

    Un post très émouvant, merci de nous faire partager ça.
    Je suis repartie de Charleroi où les gens râlaient à chaque contrôle, étaient énervés, fatigués et ce n’était pas la même ambiance. Bon retour à toi!

  2. J’ai beaucoup aimé cet article. Son ton doux et tranquille, ses paroles sages et humbles à la fois… Je me sens paisible, maintenant, bien qu’emplie de questions. Quel drôle de sentiments !
    Bravo pour ce joli texte.

  3. Flowerpower dit :

    Un bel article … je me suis volontairement tenue à l’écart de toute information, tu nous fait entrer dans cette actualité sur la pointe des pieds … bravo

    • Corinne dit :

      Merci beaucoup, ça me fait plaisir de lire ça! Je ne regarde pas la télé, ne lis pas les journaux… très sensible à ce genre de choses! Quand elles nous touchent de près, comment ne pas en parler? Ou comment en parler :)

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