Toi, la mer en colère
Vilassar de Mar, une nuit de printemps.
La mer. La mer en colère. Je me tiens un peu en retrait, adossée à une cabine. Je te regarde debout sur les rochers, légèrement au-dessus du gris de l’écume qui s’éclate à tes pieds. Pas d’étoiles ce soir, mais un millier de particules d’eau qui se collent à ma face toutes les cinq secondes, quelques instants après avoir frappé la tienne.
Tu es à moitié illuminé par un lampadaire vieillot et en faisant un pas en avant, tu disparaitrais peut-être dans l’ombre.
Je n’ai pas de mots. J’écoute les gouttelettes, le fracas de l’eau, ton silence.
Tu te retournes, je te rejoins à mi-chemin sur un rocher, et tu me dis:
«Tu entends la colère de la mer? Je suis en train de relier toutes les prochaines tempêtes que tu vivras à mon souvenir».
Tu sais ce que ça fait, de perdre la personne que l’on aime. Tu sais déjà qu’un jour peut-être on se perdra. Qu’on se laissera survivre dans cet univers de souvenirs damnés qui persécutent les gens en mal d’amour. Tu penses qu’on se causera beaucoup de peine, parce qu’on est beaucoup trop liés.
Alors quand je pense à mes futures tempêtes, je les imagine loin de ton affection, dans la douleur de ton absence. Je pense qu’elles finiront par me persécuter alors qu’elles m’ont toujours fascinée.
Je t’embrasse. Tu as pris le goût de la mer.
« Tu sens le sel sur mes lèvres? Je suis en train de relier tous tes prochains repas à mon souvenir. »
Tu éclates de rire. C’était ma petite revanche. Mais je ne sais pas si, pour toi, cela aura autant de sens que pour moi.
Peut-on vraiment porter quelqu’un à ce point dans sa mémoire? Peut-on réveiller son fantôme juste en croquant une frite?
« Tiens, le goût du sel, comme celui de ses lèvres au premier jour de printemps, à Vilassar del Mar. J’avais eu l’idée de prendre un train au hasard – je savais qu’elle adorait les trains – et j’ai décidé qu’on irait voir la mer. Il pleuvinait, il faisait un froid chien. Réchauffement climatique, mon cul! J’avais encore eu une de ces idées à la noix. Elle était très silencieuse ce soir là.
Dans le train (notre premier voyage en train!), on s’est mis à se dessiner sur les mains. Elle avait commencé par un immense perroquet, qui ressemblait plutôt à un pigeon. Petit à petit elle a ajouté des choses qui lui faisaient penser à moi, des cacahuètes, des palmiers… Et puis elle a terminé par le chat de Botero. Je n’en avais jamais entendu parler, et pourtant, c’est ma ville.
Amusée, elle m’a expliqué que son dessin, c’était la Rambla del Raval, avec ses petites perruches vertes qui animent la place en été. Elle a ajouté un banc, avec nous deux dessus et un petit coeur. Elle m’a dit qu’après la mer, elle m’emmènerait voir le fameux chat, et qu’il avait des couilles immenses!
La Rambla del Raval, c’est là qu’elle s’est sentie chez elle pour la première fois à Barcelone; quand une touriste japonaise lui a demandé où il se trouvait, ce foutu chat de Botero, et qu’elle a su lui donner la bonne direction, dans le chaos de cette vieille ville qui m’exaspère.
À Vilassar donc, on s’est retrouvés sous la bruine. On a écouté la mer et puis on a marché dans les ruelles désertes, main dans la main. C’était encore étrange et tout neuf, de tenir sa main. J’étais fier qu’elle soit ma copine. J’avais envie de l’embrasser partout, tout le temps, de me fondre en elle, dans son corps et dans sa tête. J’avais envie d’incruster un peu de moi dans tous ses axones, sous sa peau.
On est rentrés à Barcelone et elle m’a emmené sur la Rambla del Raval. Pas de perroquets, il faisait trop froid. Je suis resté un moment en admiration devant ce chat, indécis sur ce qu’il fallait que je ressente. Elle m’a fait remarquer ses testicules démesurées et s’est demandé si quelqu’un s’y était déjà frotté. Je lui ai dit chiche, fais-le. Et elle a couru lui mettre la main au paquet avec un air satisfait.
On a refait le monde, comme à chaque fois, avec une bière qu’elle ne finit jamais. Et je me suis dit que je les relierais bien aussi à ses souvenirs de moi, cette bière qui ne finit jamais, et ces soirées où ce qui se passe autour de nous devient un bruit de fond inutile. On s’est levés pour prendre la direction du métro et j’ai englouti la dernière gorgée de son verre, tiédie par l’attente. »
Je te montre le chat de Botero et j’essaie de lire dans ton regard, dans ton expression. Tu en penses quoi, de ce chat? Il est fabuleux non? On pourrait peut-être grimper dessus, un de ces jours. Je me dis toujours ça, quand je passe sur la Rambla du Raval. Il a dû en voir, des choses étranges, ce bon vieux chat.
Je constate ton indécision. Tu es clair, transparent et scintillant, comme mon premier verre d’eau, au petit matin.
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Par Corinne Stoppelli
Je suis Corinne, un petit oiseau libre. Sans domicile fixe depuis 2010, je sillonne la planète à la recherche d'inspiration et de points de vue différents. Sur Vie Nomade, je partage mon regard sur le monde, le temps et le changement, d'une plume sincère et d'un objectif curieux et ouvert. En savoir plus?
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(4 commentaires)
C’est très beau. Je ne sais quoi dire d’autre, tant je suis émue…
Merci :)
Encore un magnifique texte…
Merci Charly :)