En suspension: la douloureuse insouciance
Jum semblait heureuse, enfin, mais nous savions toutes les deux qu’il ne s’agissait que d’un court instant de répit.
Sa tête était posée sur ma cuisse, un bras était ballant, l’autre portait négligemment à sa bouche une cigarette philippine de couleur noire dont l’odeur un peu âcre me rappelait celle de la vanille. Jum regardait tantôt droit dans le vide, tantôt, distraitement, autour d’elle. Parfois aussi, elle relevait un peu sa nuque, juste assez pour croiser mon regard et me lancer un sourire mystérieux.
Jum, qui endossait souvent le rôle de mère malgré elle, s’était soudainement faite petite fille insouciante. Elle avait laissé tomber les inquiétudes perpétuelles qu’elle nourrissait pour tous ses invités. N’étaient-ils pas, après tout, des adultes responsables?
Cet instant, qui semblait devoir durer des heures, prit fin aussitôt qu’elle eût écrasé son mégot sur le muret où nos corps se tenaient en équilibre. D’une suite de mouvements assez maladroits, elle se souleva, enfila ses tongs poussiéreuses et avec elles, ré-endossa son personnage de mère. Elle m’embrassa sur le front et alla s’asseoir au bureau de la réception, une étal de fortune envahi de paperasse, à même l’air frais de la nuit qui venait de tomber.
Maintenant que Jum n’était plus appuyée sur mes jambes, je pouvais m’étendre jusqu’au tabouret déteint qui faisait office de table et y saisir mon verre, entamé, de whisky un peu trop chaud et dilué. Je n’eus que le temps d’y poser mes lèvres que la vie autour de moi sembla avoir immédiatement redémarré.
Les bavardages bruyants des clients avaient repris, et avec eux, les éclats de rire fréquents, les aboiements d’approbation et les onomatopées colorées qui faisaient de l’auberge de Jum un havre de bonne humeur, très loin du sérieux et des convenances un peu trop pesantes d’un chez soi.
Je levai la tête, en direction des étoiles, et le brouhaha sembla s’effacer à nouveau. C’était comme si j’avais été en suspension pour quelques minutes, hors du temps, hors de la chaleur étouffante de la Thaïlande, hors de la portée des moustiques déterminés et de l’abandon des voyageurs à une vague de plaisirs superficiels et passagers, là où personne ne pouvait les juger.
Moi, j’étais d’ici, et ma place était avec Jum. J’aurais voulu l’emporter avec moi, je ne sais où, l’éloigner de cet univers en papier-mâché. J’aurais voulu veiller sur elle nuit et jour, jusqu’à la savoir remise, finalement en paix avec elle-même.
Par Corinne Stoppelli
Je suis Corinne, un petit oiseau libre. Sans domicile fixe depuis 2010, je sillonne la planète à la recherche d'inspiration et de points de vue différents. Sur Vie Nomade, je partage mon regard sur le monde, le temps et le changement, d'une plume sincère et d'un objectif curieux et ouvert. En savoir plus?
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(9 commentaires)
J’aime beaucoup cette nouvelle formule « oh, internet, suspend ton vol », elle te va très bien!
Merci pour cette belle lecture.
Merci Serge :) Ravie que ça t’ait plu!
Superbe article, j’adore le ton et la manière que tu as d’amener le sujet… Très doux et beau à la fois!
Belle rubrique :)
Merci Lili, je pense que tu as reconnu l’endroit et le personnage? :)
Bien sûr, dès les premières lignes :)
J’avais connu tes talents de photographe, mais apparement, tu finis pas de me surprendre :) Tres beau texte
PS : Tu peux etre sur que je te contacterai pour monter un blog sur mon voyage l’année prochaine hehe :)
Merci Monsieur Le! J’espère pouvoir t’aider pour ton projet formidable ;)
Magnifique!
Un moment. Une femme. Une atmosphère.
Le portrait de celle que je ne connais pas et qui restera sans aucun doute longuement gravée dans ma mémoire.