Portraits
(a)typiques

American Drifters: ceux qui attendent le train (avant l’embarquement sur le California Zephyr)

Publié le • Dernière mise à jour:
Il est tard (23:30) lorsque je quitte Salt Lake City, faute de transports en commun nocturnes. Au petit matin, je vais embarquer le promis et tant attendu California Zephyr, le train Amtrak panoramique qui va me balader à travers tout le Colorado et son bout de Rocheuses pendant une quinzaine d’heures.

C’est la suite de: American Drifters: Jo a les yeux bleus

Il est prévu que j’embarque à 04:00, mais bien sûr, c’est moi; le train a du retard, il est coincé quelque part. Je somnole un peu dans la salle d’attente mais je ne trouve pas le sommeil. Je ne vois d’ailleurs pas le bout du voyage non plus car d’ici minuit, à Denver, 15 heures plus tard, où je devrai prendre un vol 12 heures plus tard, et atterrir 7 heures plus tard à Boston où je pourrai finalement toucher un vrai lit et prendre une vraie douche, il va y avoir du battement.

Au fur et à mesure que les minutes de retard s’écoulent… non que dis-je, les heures! Les esprits s’échauffent et les gens commencent à communiquer. C’est très positif, personne ne râle, personne ne montre ne serait-ce un brin d’impatience. Les Américains (ou du moins, ceux qui prennent le train!) semblent décidément bien plus calmes que les excités qu’on a l’habitude de voir courir sur les escalators dans les métros parisiens, par exemple. En même temps, tout ce petit monde s’apprête à poser ses fesses pendant quinze heures minimum dans un train qui va traverser montagnes et désert… c’est presque le Far-West, non en fait, c’est carrément le Far-West, donc on relativise.

California Zephyr: une histoire de train aux Etats-Unis

Photo © Andre Benz / Unsplash

Bref, les gens commencent à se lancer des clins d’oeil, des sourires, des questions sans importance. Tant qu’à attendre, faisons-le comme il faut, non? Je ne sais plus trop d’ailleurs, comment je me suis engagée dans cette conversation avec Adama. C’est un grand black jovial qui promène une guitare et un chapeau aux couleurs rasta. On parle des trucs fous qu’on a vus sur la planète. Adama parle cinq langues dont trois langues africaines, l’anglais et l’arabe. Comment a-t-il appris tout ça? Il a grandi dans trois pays différents… c’est limite s’il ne compte plus ses passeports! Et puis pour l’arabe, c’était en guerre. Parce que Adama n’est pas seulement un musicien, c’est aussi un vétéran de guerre. Il en a vu des belles, il a fait Fallujah et plein d’autres, dont je ne me souviens pas des noms.

Je suis impressionnée, j’ai comme un survivant en face de moi. Maladroitement, je lui demande quel est son souvenir de guerre le plus marquant. Il m’explique que les virées sont très excitantes, qu’ils se déplacent avec leurs lunettes de vision nocturne. Dans ces moments là, il n’a pas vraiment peur de mourir, car à la guerre, c’est attendu. Le plus dur c’est quand l’un de ses compagnons meurt. Adama a été touché une fois par une balle. Il ne s’en est rendu compte qu’une fois qu’il a senti le sang tiède couler le long de son bras. Il me montre la cicatrice, sur son poignet.

Un autre jeune homme, à l’air plus timide, se tente à me lancer quelques mots. Il est sur le même trajet que moi, ou presque. Il s’en va quelque part au-dessus de New York. Il va traverser tout le continent. Lui aussi vient de Los Angeles, mais contrairement à moi, il y a vécu pendant huit longues années… et il a l’air d’encore moins l’aimer que moi! Il va rejoindre sa famille pour les fêtes, et s’est dit qu’il allait prendre le train, le bus. Il n’en peut plus de cette ville vaine et déprimante. Il se dit qu’il sera mieux à découvrir le paysage de son pays, tout seul assis dans les trains. Belle excuse, c’est la mienne aussi!

Après quelques heures de retard (il fait presque jour!) le train arrive. Avec le contrôleur, nous étions presque devenus une petite famille. Le train Amtrak est très haut, impressionnant: une montagne d’acier! On grimpe, et on se faufile en silence entre les rangées où d’autres voyageurs dorment. Adama est mon voisin de rangée et je suis rassurée de le voir là. Je me sens en sécurité avec lui.

Il y a quelques années, j’aurais difficilement pu faire confiance à un inconnu. Ces choses s’apprennent, avec l’expérience, avec les tentatives, ratées ou réussites. Aujourd’hui, j’en suis arrivée au point où je me sens chez moi même dans un train. Peu importe la destination, peu importe la durée, peu importe la misère que je pourrai rencontrer… je ne serai jamais vraiment seule. C’est une nation qui veille sur moi, et sur laquelle je vieille en retour, le temps d’une nuit.

Lire la suite: À bord du California Zephyr

Cet article vous a plu ou vous a servi?
Offrir un café à Corinne sur Ko-fi

Par Corinne Stoppelli

Je suis Corinne, un petit oiseau libre. Sans domicile fixe depuis 2010, je sillonne la planète à la recherche d'inspiration et de points de vue différents. Sur Vie Nomade, je partage mon regard sur le monde, le temps et le changement, d'une plume sincère et d'un objectif curieux et ouvert. En savoir plus?

Rédiger un commentaire?

(11 commentaires)

  1. Silecee dit :

    :) Même si tu abordes des thèmes difficiles, ce post donne le sourire.

  2. johanna dit :

    Coucou, je n’ai pas suivi toute ton aventure, parfois je ne lis pas tout tes articles mais quand j’en lis un je suis… je ne trouve pas mes mots! des fois j’ai l’impression que tu écris ce que je ressens, ce que j’aimerai ressentir! parfois tu écris des choses simples mais qui pour moi montre tout un univers incroyable que perso peu de gens cherche à connaitre et que d’autres ne pourrait pas comprendre! Voyager c’est vivre! j’aime ta facon de raconter, de dire ce que peut ressentir  » un voyageur » qu’il soit voyageur d’un jour ou de toujours! Merci à toi de continuer a nous faire partager ton univers!

  3. solange Bellet dit :

    Hello Corinne, c’est très beau, particulièrement ta conclusion et ta dernière phrase..cela pourrait faire une très belle entrée en matière d’un roman :)
    j’ai hâte de lire la suite…

    • Corinne dit :

      Merci Solange :) Un roman… J’ai tellement de débuts de romans! À chaque fois que je me penche sur la paperasse j’ai l’impression de descendre dans la fosse aux ours. Je vais y arriver un jour ^^

  4. Annie R Teo dit :

    J’ai essaye de lire des récits des voyages: Paul Theroux, Anne Mustoe, Carol Drinkwater… Je me suis tellement ennuyée ou énervée que je n’ai j’aimais pu finir leur livres ou alors en souffrant mais avec toi, je me régale. Avec toi, je veux traverser les EU en train’ avec toi et au contraire des 3 plus haut, j’ai envié de voyager, et c’est bien ça l’intérêt d’un récit de voyage non? Continue!

    • Corinne dit :

      Merci pour tes encouragements Annie, ton commentaire me rend fière et m’encourage :) Mon maître en termes de romans voyage est Le Clézio, avec lui pas d’ennui possible. J’ai envie, un jour lointain :p de savoir faire aussi bien que lui.

  5. Mélissa dit :

    Tu touches une corde essentielle, Corinne. Ca m’a émue.
    Ce sentiment que tu exprimes, c’est le propre des vrais voyageurs

    • Corinne dit :

      Merci Mélissa, je suis émue à mon tour :)
      Quand je me retrouve seule à attendre et prendre un train, un bus ou un bateau au milieu de nulle part, c’est là que je me sens vraiment vivre, en mouvement.

  6. NowMadNow dit :

    Je te lis de la gare de Vancouver, après 4 nuits dans un train mythique, le nez sur les vitres et dans les oreilles des conversations polies entre de vieilles dames. Dans deux mois, je le reprends, dans le sens inverse cette fois. J’espère que ma voisine de chambre sera aussi centenaire, et que j’aurai quelques histoires à lui raconter.

    NowMadNow

Répondre à NowMadNow Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.